Quatre mois après une collision frontale qui a fait un mort et deux blessés graves, sur le boulevard Hébert dans le secteur Saint-Timothée, deux ambulanciers impliqués dans l’accident vivent encore les effets du face-à-face.
Le soir du 5 mai 2015, vers 19h30, le conducteur d’un véhicule utilitaire sport «Mazda CX7» aurait dévié de sa trajectoire pour aller heurter une ambulance dans la voie opposée, selon le rapport policier de la Sûreté du Québec. Peu après l’impact, le VUS a pris feu et le brasier n’a laissé aucune chance au chauffeur, Richard Lamoureux, 52 ans, qui est demeuré emprisonné dans son véhicule.
Les deux ambulanciers ont subi de graves blessures dans la collision d’une violence inouïe. Même si on ne craignait pas pour la vie de Martin et Simon, cet épisode de leur carrière de paramédic a laissé des traces. Les séquelles physiques et psychologiques de l’accident tardent à se dissiper et aux dernières nouvelles, les deux collègues n’avaient toujours pas repris le travail.
Quelques semaines après le triste événement, Martin, un des ambulanciers qui a échappé à la mort, a publié un récit à glacer le sang, racontant dans les moindres détails sa version de l’accident. Le Journal a tiré les principaux extraits de l’histoire relatée par le secouriste et intitulée: «Quand les sauveurs doivent être sauvés.»
«Le 5 mai 2015, notre quart de travail débute à 19 h. Rien de particulier ne s’annonce. Je travaille avec Simon, avec qui j’ai un remplacement depuis quelques mois. L’appel habituel de début de quart, une urgence, nous est affectée. C’est à quelques kilomètres sur une route principale…
La journée tire à sa fin mais la lumière est parfaite. Le soleil est bas, derrière nous. La route est droite sur une bonne portion, dégagée. Il n’y a aucun obstacle sur la route et Simon ne tente aucune manœuvre de dépassement. Puis, quelque chose cloche; une voiture se place devant nous. J’ai à peine le temps de voir l’image, mon cerveau ne peut concevoir l’incongruité de la situation…
Je vois deux visages indistinctement, un flash blanc. Puis tout semble exploser. Les deux véhicules se percutent face à face, de façon ipsilatérale. Des encrages de pièces du moteur cèdent, permettant à tout ce qui se trouve de mécanique entre nos jambes et au pare-chocs de s’enfoncer vers l’intérieur de notre habitacle… Le ballon gonflable m’éclate en pleine figure pendant que j’ai la bouche ouverte. Je goûte à la poussière… Il y a de la fumée. Je regarde mes mains, mes bras. Ils bougent et semblent indemnes… Je m’approche de Simon qui vacille dangereusement entre l’état de conscience et la syncope pendant quelques secondes pour utiliser sa radio…
Et maintenant, je veux sortir. Je sais pertinemment qu’à chaque fois que nous transportons des blessés de la route, la plupart, quand ils peuvent, sortent de leur véhicule et nous attendent ailleurs… Deux hommes m’offrent de me soutenir. Je donne mon matricule, je donne une adresse, le 5151, puis je tourne la tête vers la gauche. Au loin, l’autre véhicule brûle… Je titube vers l’arrière du véhicule en crachant l’infecte poussière des ballons gonflables…
Je dois appeler ma conjointe. Je dois informer celle que j’aime, celle qui pratique le même métier que moi, qui m’attend à la maison avec mon fils tandis que ma fille dort…On a eu un accident Marie, un face-à-face. Je suis sorti du camion mais Simon est incarcéré. Je crois que ça va… Quand je raccroche, je réalise qu’il est possible que ce soit la dernière fois que je parle avec la mère de mes enfants… Je sais pertinemment que je suis en état de choc…
Ai-je subi une tamponnade cardiaque, un pneumothorax, une lésion interne à une artère secondaire? Ma tête nage dans la confusion et mon corps dans un déluge hormonal… Je refuse catégoriquement de ne pas revoir Marie, mes enfants et entendre leur rire sonore quand ils sautent dans notre lit le matin… Je refuse de mourir mais j’ai peur. Peur comme jamais…
Je vais chercher une bonbonne d’oxygène portable pour au moins installer un masque à Simon… Je m’imagine avoir été assis à l’arrière à côté d’un patient lors du même impact. Mes jambes auraient eu de bonnes chances de s’y faire broyer… Simon est mal en point. Il me confirme ce que je doutais, une de ses jambes au moins est fracturée. Je me retourne et les pompiers tentent d’éteindre l’autre véhicule qui flambe…
Un policier cherche le cellulaire de Simon pour contacter sa femme, Mélissa, elle aussi paramédic. Elle terminait son quart de travail à 19 h. Si elle avait eu le malheur de faire du temps supplémentaire sur un autre appel, elle aurait tout entendu sur les ondes. Elle et Simon ont trois enfants…
Je veux que Simon sorte de cette épave, qu’il revoit sa femme et ses enfants… Je peine encore à comprendre ce qui vient de nous arriver. Ce qui aurait pu nous enlever la vie, l’espace d’un battement d’aile, d’un claquement sec dans l’air que les témoins d’une terrasse tout près ont ressenti dans leur poitrine. L’espace d’une manœuvre appropriée. Pas la nôtre…
Peut-être que mon cerveau choisit d’éviter d’accumuler les images non nécessaires. De Simon qui devrait se faire extirper dans la douleur de l’amas de ferraille tordue en hurlant… De l’autre véhicule en flammes dans lequel prend place un malheureux encore en vie… Ma collègue me dit que tout ce qu’elle peut faire avant de poursuivre son travail, c’est de me serrer dans ses bras…
Des rubans encadrent la scène et aucun patient n’a quitté… Je ne veux revoir qu’un visage et je l’espère en sortant du véhicule. Des portes. Des voix. On m’attend au triage. Je demande Marie. Elle y est. Je l’exige là à mes côtés…
Elle me sourit, les yeux rougis, le rire nerveux. Elle a pleuré tout son soûl. Elle me touche la tête. Je suis arrivé en un morceau, sans verser une seule goutte de sang. Je me suis débattu contre moi-même mais surtout contre la peur. Celle d’avoir pleinement conscience d’avoir passé à un cheveu d’y rester. Celle, viscérale, de l’ombre de la mort qui surgit sans crier gare, froidement intangible et abstraite, pouvant se matérialiser en la totalité de ce qui vous entoure pour vous emporter avec la seule réalité qui vous reste, la sienne…
Et vous faire réaliser que tout ce qui compte, tout ce que nous souhaitons revoir au moins une dernière fois, c’est le visage de ceux qu’on aime. Les yeux verts de Marie, sa bouche en cœur qui ne semble jamais cesser de sourire. Le rire de mon fils qui s’accroche à mon cou et s’y enfouit la tête. Ma fille qui demande papa la nuit et dit merci pour le réconfort. Je reverrai les miens… Simon aussi.»
